Publication dans Thinkers & Doers

Pourquoi est-ce si compliqué de reconnaître notre vulnérabilité ? Alors que c’est sans doute le meilleur terreau pour créer des solutions adaptées au monde tel qu’il se présente désormais.

Un des principes créatifs majeurs du design est d’être centré sur l’humain. Pour moi le sujet ce n’est pas l’objet, c’est l’homme  insistait déjà l’incontournable designer Charlotte Perriand1 il y a cinquante ans. En développant depuis quatre ans le design with care avec la philosophe Cynthia Fleury, nous défendons l’idée que le design peut se centrer sur les aspects les plus fragiles de nos vies. Fragilités individuelle, démocratique, économique, climatique… les occasions sont innombrables de regarder les problèmes sous un angle nouveau, de se défaire de notre toute-puissance qui nous rassure autant qu’elle nous aveugle.

De fait, la crise actuelle nous montre cela avec insistance : cette vulnérabilité soudaine révèle notre impréparation individuelle et collective, mais occasionne aussi d’autres modes de conception (plus expérimentaux) et d’organisation (plus communautaires). Une conception qui ne cherche pas à faire la preuve de ces concepts, mais à faire la preuve du soin qu’elle apporte aux individus et à la situation. Cette nuance paraît ténue, mais est incroyablement bénéfique dans ses conséquences.

Pour cela, le design with care s’appuie toujours sur l’intuition, l’empathie et le talent de ses designers, mais il s’outille en plus de deux renforts structurants : l’éthique et la méthode. L’éthique, car le choix des réponses à amener ne peut désormais se fonder uniquement sur la création de valeurs esthétiques et économiques, mais doit anticiper « en conscience et avec l’aide des savoirs académiques » toute la palette des conséquences de ce choix : les externalités positives ou négatives (pour la santé des individus et des milieux vivants, pour la robustesse des systèmes démocratiques, pour la pérennité des missions des organisations, etc.).

La méthode, car la complexité oblige à une rigueur comprise et partagée par des dirigeants en responsabilité de ces choix : cartographie de la cohérence, proof of care©, matrice créative… C’est la capacité de représentation analytique et créative du design, et sa détermination à aller vérifier sans attendre sur le terrain, qui permet d’activer cette conviction intime, presque sensible, garante des meilleurs choix et du plus grand courage2 pour les déployer.

Acceptons aussi, pour que ce cadre nouveau de conception fonctionne, de reconnaître nos propres vulnérabilités. Oui, ce moment et ceux qui ne manqueront pas d’arriver sont complexes, les solutions ne sont pas écrites et l’on a d’autant plus de mal à changer que l’on ne sait pas vraiment « Où atterrir ? »3. Chaque projet mené en acceptant cette vulnérabilité est l’occasion d’un apprentissage individuel et collectif, de se ressaisir du réel tel qu’il se présente, d’identifier ce qui a été endommagé et de le restaurer, de retrouver une part de cette fierté à « faire société ».

C’est peut-être ici que le design a vraiment changé de siècle et d’impact, en se préoccupant moins du dessin des produits et en accompagnant davantage le dessein des organisations.


  1. France Culture, Une vie, une œuvre, par Matthieu Garrigou-Lagrange : Charlotte Perriand : « Pour moi le sujet c’est l’homme, ce n’est pas l’objet » ↩︎

  2. Cynthia Fleury, La fin du courage, Fayard (2010) ↩︎

  3. Bruno Latour, Où atterrir ?, La Découverte (2017) ↩︎